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"Un monde habité" - préface catalogue exposition Saint-Pierre le Puellier

La souffrance qui n'a pas d'égale, le sentiment de l'anéantissement total, c'est que notre vie perde son sens, que le coeur se dise:
Tu dois périr et de toi rien ne restera, nulle fleur plantée, pas la moindre hutte bâtie, que tu puisses au moins penser : " Je laisse une trace sur la terre. " Et tout ce désespoir n'empêche pas l'âme d'être encore désirante '
HÖLDERLIN Hypérion.

" Laisser une trace sur la terre ", cela pourrait être une des définitions du geste de l'artiste. N'est-ce pas aussi ce qui nous est donné à voir dans les tableaux de Dominique EHRHARD où des corps en mouvement se détachent sur un fond de tracés cartographiques comme si, suspendus dans le vide, cherchant à s'approprier l'espace, ils étaient à la recherche d'un lieu qu'ils puissent vraiment habiter en étroite connivence avec le monde ?
Corps glorieux, souffrants, statiques, en marche ( vers quoi ? ), ils apparaissent d'abord dans une présence solitaire, privés de visage et de rapport aux autres, d'autant plus anonymes qu'ils sont répétés. Le trouble s'instaure, le malaise naît de cet anonymat, de cette apparence de mouvement dans un espace qui devient vite lieu clos, où l'on finit par étouffer.
Réduction à l'identique, corps normalisés, objectivés, interchangeables, peut-être promis à la destruction. Comment ne pas évoquer ces massacres en masse effectués au cours de notre siècle, leur organisation bureaucratique, l'efficacité quasi industrielle de l'anéantissement ? Pour que cela soit possible, il faut que l'individu ne soit plus rien, un simple corps nu, une chose parmi les choses, promise à la destruction, toute identité abolie.

En réalité, le regard de l'artiste sur ces corps nous rappelle que celui-ci ne peut jamais être une chose parmi d'autres. Le rapport immédiat à notre corps est, avant toute réflexion, le fondement de notre existence. Nous n'avons pas seulement un corps, nous sommes notre corps, synthèse de matière et d'esprit, il n'est pas un objet mais une " chair ", expression d'un sens, incarnation d'une conscience.

Ajoutons qu'il n'y a pas le corps et le monde, un corps retranché du monde, étranger à celui-ci. L'homme est être-dans-le-monde et son corps dessine autour de lui un espace empli de repères qu'il lui faut habiter.

Habiter - Martin Heidegger nous l'indique - ce n'est pas seulement occuper un bâtiment, un logement. Habiter, c'est trouver sa " patrie ", le lieu où nous éprouvons véritablement notre présence au monde, où nous pouvons déterminer librement des repères qui nous sont d'abord propres mais pourront ensuite être partagés. Dès lors, le monde ne nous semble plus étranger ni désenchanté, l'espace n'est plus l'espace objectif de la science newtonienne où l'homme est destitué de sa place privilégiée. Il devient " monde ambiant " où l'homme se sent chez lui. La science désenchante le monde mais l'art effectue un ré-enchantement, une " nouvelle alliance ", sans pour autant oublier que les dieux sont devenus muets.

Habiter, c'est ordonner, retrouver les choses dans leur présence, abolir cette indifférence psychotique que nous éprouvons à l'égard du monde. L'art donne à voir, il dé-voile la réalité oubliée.
L'angoisse suscitée par les oeuvres de Dominique EHRHARD est salutaire, elles nous révèlent à nous-mêmes et nous enjoignent de rendre le monde habitable. Quand nous comprendrons ce qu'est " habiter " - dit encore Heidegger - nous pourrons alors bâtir. L'artiste est ce bâtisseur. Cartographies, topographies, plans et planches encyclopédiques nous invitent à trouver le lieu approprié de notre existence.

Ne revenons pas pour autant aux vieilles lunes de l'enracinement, à la " terre qui ne ment pas ", au culte barrésien de la terre et des morts.

Alors de quelle " patrie " s'agit-il ? Ne serait-ce pas celle qu'évoque Proust en désignant le monde révélé par l'artiste. Par l'oeuvre d'art, nous accédons à ce monde inconnu qui était l'objet de notre désir et orientait - sans que nous le sachions - toute notre recherche :
" Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste .... Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est. 1

Dans leur avancée, les corps peints par Dominique EHRHARD dessinent une trace, instaurent un ordre au sein du chaos. Dans leur spontanéité, ils échappent à l'enfermement en "accordant leur respiration aux soupirs tumultueux du monde "2.

Yves PROUËT

1 Marcel Proust A la recherche du temps perdu La Prisonnière N-R-F- Bibliothèque de la Pléiade Tome III p. 257.
2 Camus Noces

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