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"Imago Mundi" - préface catalogue exposition Saint-Pierre le Puellier

IMAGO MUNDI, le titre est ambitieux, le projet semble démesuré, voué à l'échec dès son énoncé. Il fait clairement référence aux traités médiévaux, le mot mundi désignant bien entendu l'univers mais au sens d'un "ensemble de plusieurs choses ou de plusieurs parties réunies pour former un tout unique", sommes encyclopédiques rassemblant aussi bien des notions d'astronomie que de géographie mais également des considérations sur le sexe des anges ou l'emplacement du Paradis.

Il peut sembler étonnant qu'un peintre contemporain fasse aussi ouvertement référence à un savoir obsolète et périmée même si sa puissance poétique reste intacte. Pourtant aucune nostalgie ou mélancolie, aucune tentation de l'imitation ou du pastiche dans l'œuvre de Dominique Ehrhard. Si elle interroge les images de ses origines c'est pour éprouver la pertinence et la validité de sa pratique.
Si cette peinture suscite en nous une telle adhésion et nous touche aussi profondément c'est que loin de se complaire dans les affres d'une histoire personnelle, elle juxtapose les alluvions mêlées des sentiments, des idées, des sensations que superposent les générations et les siècles. Théâtre de la mémoire où lumière et ombre révèlent des horizons et des perspectives à chaque fois différentes.
Ce qui frappe en premier c'est bien entendu la profusion des corps. Ils ont toujours été présents, occupant la première et presque la seule place dans son œuvre: corps primitifs se diluant dans la forêt, corps fragmentés, corps multipliés inspirés des planches de Muybridge ou au contraire corps apaisés, perdus dans de rigoureuses cartographies.

Si le XX e siècle a banalisé les images de corps souffrants, mutilés, voire décomposés, Dominique Ehrhard représente des hommes, des femmes dans la plénitude de leur force sans céder à la tentation expressionniste. Si tragique il y a, il ne provient pas de l'affirmation douloureuse d'un corps martyr, mais de sa multiplication, infiniment reproductible et identique à lui-même, corps sans visage, de dos, fuyant, instable, prêt à céder à la fascination de la chute.

Dès lors, la tentation est grande de considérer les emprunts cartographiques ou cosmogoniques, la prolifération de machineries complexes comme un vaste dispositif destiné à quadriller l'espace pour construire une structure de soutien à ce corps sans cesse menacé dans sa stabilité, prothèse d'ingénieur l'autorisant à se tenir debout.

Il s'agit le plus souvent de fragments épars pris dans des systèmes de représentations du monde clos sur eux-mêmes et dont la soudaine confrontation dans l'espace de la toile vient miner les certitudes.
Loin de proposer un inventaire exhaustif de formes, certaines figures reviennent avec insistance: plans de jardins, relevés d'architecture, machines compliquées, portulans, cartes anciennes, avec une prédilection pour les systèmes en marge, les motifs eux-mêmes déjà recopiés, réutilisés, recueils d'alchimie, almanachs de paysans, gravures populaires comme s'il s'agissait de remonter aux origines pour vérifier la validité de la culture qui nous fonde.

Les titres eux-mêmes, font référence avec ironie aux épisodes fondateurs de la Bible ou aux grands mythes grecs. Il ne s'agit cependant pas d'une peinture érudite dont il conviendrait de connaître les clefs pour en déchiffrer le sens ou l'énigme, tout au plus d'images oubliées, lambeaux épars volés dans les encyclopédies bon marché, de latin de cuisine, signes orphelins et autistes incapables de dialoguer, renforçant jusqu'au vertige le sentiment de la perte.

La juxtaposition de ses signes vides de sens réduit toute velléité de classement, d'ordonnancement, de hiérarchie et risque à tout instant de sombrer dans l'insignifiance. Piège déjoué par le système de contraintes oulipiennes que s'impose le peintre et qui suscite au contraire une impression de solidité et de stabilité, répondant aux lois du hasard et de la nécessité qui l'organisent en développement organique proche du vivant, imposant l'illusion d'une démarche scientifique, d'une pertinence et d'une évidence tirant sa justification d'un territoire autre que le sien, refusant de se soumettre à la préférence esthétique.

Ce qui pourrait apparaître comme un simple rébus intellectuel se révèle être un dispositif obligeant le spectateur à délaisser la vision unitaire frontale, incapable de rendre compte de la globalité de la toile. Observée tour à tour de loin, puis de près, dans son ensemble ou par fragment, seule la multiplication des trajectoires visuelles est à même de rendre compte de la complexité des motifs, des différences d'échelles, de la subtilité de la composition.

Il faut contempler longuement la toile pour découvrir l'enchevêtrement de formes et de matières de cette surface incroyablement riche et généreuse. Cette œuvre s'élabore lentement, patiemment procède par strates, collages, glacis, recouvrement, effacement, certaines toiles restent des années avant de sortir de l'atelier.

Ehrhard ne termine pas ses toiles, il ne les "achève" pas, mais leur laisse le temps de mûrir. Il passe moins de temps à peindre qu'à scruter ses toiles pour y déceler l'accident porteur de sens comme s'il nourrissait l'espoir d'une peinture se créant elle-même, se contentant de révéler ses potentialités, comme le sculpteur libérant la statue cachée dans le bloc de marbre.

C'est une peinture qui semble préexister aux conditions matérielles de sa création, échappant au temps , à la malédiction du labeur, illusion de grâce et de légèreté, constituée d'emblée comme une évidence.

A la fois extraordinairement équilibrée, forte et en même temps fragile, elle est traversée dès ses origines par les stigmates du temps comme s'il lui fallait éprouver sa capacité de résister aux agressions, à la dégradation physique sans que sa pertinence n'en soit altérée, au contraire s'en renforçant, s'en nourrissant, imaginant dès sa création les limites de son évanouissement.

Charles BLANCHARD
Strasbourg, Juin 1997

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