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« Retenir est un art, le choix, la fusion, la recombinaison d’événements réels est un art. »
Vladimir Nabokov, Parti pris, 1965

L’insistance avec laquelle la peinture de Dominique Ehrhard utilise des motifs empruntés aux œuvres de la Renaissance est remarquable : lignes de rumb des cartes géographiques, constructions géométriques (polyèdres…), dessins d’architecture, animaux fabuleux, nus… Dominique Ehrhard aime l’art de ce temps, c’est une matrice, une chambre noire d’où il extrait les éléments qui nourrissent et structurent son langage pictural.

Quelles sont les raisons de cette anachronique prédilection ? Faute de pouvoir pénétrer les songes de ce moderne Poliphile, au moins est-il possible d’émettre quelques hypothèses.

L’affirmation progressive de l’expression individuelle de l’artiste caractérise la Renaissance. À l’emploi de riches matériaux, les commanditaires commencent à préférer l’exécution talentueuse. L’artiste, quelque peu soulagé du poids de la tradition iconographique médiévale et des sévères condamnations prononcées par l’Église à l’encontre de la vaine curiosité et du regard concupiscent, peut ouvrir le cours à une relative fantaisie, la sienne.

La redécouverte des lois de la perspective, en modifiant les modes de représentation du réel, l’aide à poursuivre ce dessein. Désormais, il peut jouer avec la structure sous jacente de l’image en élaborant un réseau invisible, mais signifiant à ses yeux, de points de fuite, de proportions mathématiques, de lignes d’horizon… L’œil du regardeur, encore peu habitué à démêler le complexe écheveau, se laisse prendre dans ces rets subtils. Il est désorienté. Il sait bien qu’une logique, des idées ont présidé à la réalisation du tableau soumis à son appréciation, mais il n’en possède pas encore toutes les clefs…

À cela s’ajoute autre chose, qui achève de le perdre. La Renaissance est en effet aussi le temps des grands voyages de découverte. Pauvres diables et lecteurs curieux accueillent avec une certaine innocence les récits des explorateurs et les dessins des artistes qui les ont accompagnés, quand ce ne sont pas des copies de copies de copies, déformant la réalité mais ouvrant grand les portes de l’imaginaire. Les superbes planches d’Erhard Reuwich illustrant la Peregrinatio in Terram Sanctam de Bernard von Breydenbach (1483) ou celles de Sebastian Münster qui ornent sa Cosmographia universalis (1544), sont des exemples parmi bien d’autres, d’œuvres maintes fois imprimées, rapportant l’existence de créatures fabuleuses, de prodiges, et de contrées sauvages et merveilleuses.
Le champ du divers paraît sans limite et le monde pourrait bien y perdre son bel ordonnancement. Philosophes, artistes, rechercheurs d’absolu de toutes fois ou obédiences ne tentent-ils pas de le réduire en d’improbables synthèses qui expliqueraient à nouveau le sens de la Création ?

C’est ce moment là, utopique, que Dominique Ehrhard tente de saisir et d’offrir au spectateur contemporain, profitant malicieusement de ce que l’art renaissant soit redevenu difficilement intelligible, mais portant encore en lui la puissante interrogation sur le monde que ses auteurs y avaient inscrite. Aura toujours fascinante de sciences et de desseins secrets dont témoigne le succès des fallacieuses élucubrations davincicodesques, mais que Dominique Ehrhard détourne en dissimulant dans ses peintures un trésor de poésies, de rébus, de jeux de mots, de correspondances mystérieuses, de secrètes et personnelles significations. Il n’a d’autre but que d’éveiller le regardeur à l’essence de l’art (qui est le jeu, disait Schiller dans ses Lettres), d’éprouver sa capacité d’attention, d’analyse ou d’imagination, de le conduire, pour reprendre les termes de Michel Picard dans La Tentation. Essai sur l’art comme jeu, à déchiffrer, lire, comprendre – ou ne pas comprendre, hésiter, deviner, projetter, fantasmer…

La séduction qu’exerce la peinture de Dominique Ehrhard, la générosité de sa matière, ses tons chauds, ses formes réminiscentes ne sont qu’une invitation à s’approcher doucement, à attendre même, à s’imprégner de l’œuvre, car celle-ci ne se donne pas d’emblée. Il accorde une grande importance aux processus de transformation visuelle, aux rouages que le regard actionne en passant d’une forme à une autre, s’efforçant de ne retenir des contraintes ou règles choisies que les singularités, les exceptions. En cela, ses propositions oscillent entre la gravité d’une toile de Chirico et l’insolence ludique d‘un Carelman ou d’un Tristan Bastit, joyeux drilles de l’Ouvroir de peinture potentielle.

Mais comment fonctionnent-elles ? D’une certaine manière, les motifs savamment disposés de ses compositions agissent comme les allégories qui ornent les tableaux de loge maçonnique, ou comme les imago agens, images souvenirs, de l’Art de mémoire, ce système mnémotechnique destiné à se remémorer à l’aide de représentations mentales ou graphiques un discours, des idées, des connaissances,… et qui connût son âge d’or à la Renaissance. Le processus créatif dont ces images procèdent a probablement donné naissance aux figures du jeu attribué (à tort) à Mantegna, aux cartes mnémoniques de l’Alsacien Thomas Murner et encore aux triomphi ou tarots, si l’on veut bien suivre la séduisante hypothèse développée par Jean-Michel Mathonière.

Dans ces tarots, nés dans les cours princières de l’Italie du Quattrocento, Court de Gébelin a cru voir, trois siècles plus tard, des hiéroglyphes supposés transcrire le savoir des anciens Égyptiens (Champollion n’avait pas encore déchiffré la pierre de Rosette). Cette interprétation erronée, mais cependant féconde puisqu’elle a donné une impulsion décisive au développement du mouvement occultiste au siècle suivant, trouvait sa justification dans le mystère qui entourait la présence de figures hiératiques, de symboles divers, notamment astrologiques, de dénominations et numérotations semblant obéir à un programme plus ou moins ésotérique.

Images souvenirs de l’Art de mémoire, motifs des tarots, tout cela paraît s’articuler comme un alphabet. De même que l’on peut avec un nombre défini et limité de signes écrire tous les mots, de même tous les savoirs, tous les souvenirs pourraient être fixés grâce à la combinaison d’une quantité d’images agissant les unes par rapport aux autres par ressemblance, contrariété ou contiguïté.
Les motifs des toiles de Dominique Ehrhard ont le même statut incertain. On ignore leur signification précise, on peine même à se représenter avec quelles intentions l’artiste a choisi de les agencer de telle manière ou de telle autre. Ils flottent, épars, attendant qu’on veuille bien les relier, donner un sens à leur rapprochement.

Finalement, Dominique Ehrhard invoque plus qu’il n’évoque l’art de la Renaissance. Les œuvres de Dürer ou d’Uccello, de Colonna ou de Boaistuau n’aident à comprendre son travail que dans la mesure où elles appartiennent à un ailleurs qui de façon énigmatique continue de nous interroger.
Dans l’agencement des motifs et dans ce qu’ils représentent, dans la superposition des couches de peinture et de papier marouflé, dans tout ce qui constitue l’œuvre, peut-être faut-il deviner un sens que l’artiste garderait en réserve, une solution qui éclairerait l’ensemble de la composition, mais est-ce bien le plus important ?

Ne nous faut-il pas plutôt proposer notre propre interprétation, notre propre histoire ? Alors, les personnages fantomatiques qui hantent sous-bois, villes et labyrinthes de ses peintures ne seraient peut-être que sa façon d’envisager le regardeur, ce qu’il porte en lui, ce qu’il s’apprête à voir selon la position qu’adopte provisoirement son regard. Et aussi, tout cela.

Gwénaël BEUCHER in catalogue Via Vitae Musée de la carte à jouer Boulogne-Billancourt 2005
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