Voilà donc la première fois que je parle ici d’un livre des éditions Les Grandes Personnes dont j’aime beaucoup les publications, beaux livres illustrés pour tout-petits ou plus grands enfants avec certaines autrices phares représentant à merveille cette ligne comme Lucie Félix, Joëlle Jolivet, Pascale Estellon ou Bernadette Gervais. L’on y voit un grand attrait pour la belle fabrication et les formats précis et particuliers à chaque projet, qu’ils soient très grands ou tout petits. Une part importante du catalogue est composée de livres animés, qu’ils soit à volets ou découpes pour petits, pop-up ou documentaires fascinants pour plus grands. Le catalogue impressionnant de cette maison montre l’attention portée à l’imbrication entre texte, images et fabrication pour mon plus grand plaisir.
Anne-Florence Lemasson, aux textes, et Dominique Ehrhard, aux illustrations et à la conception, ont déjà vu paraître plusieurs de leurs livres pop-up conçus ensemble, aux éditions Les Grandes Personnes principalement, tous saisissants visuellement dans ce déploiement magique du livre animé mais à chaque fois dans des styles et concepts très différents. Ils ont d’ailleurs réalisé un autre livre pop-up paru tout récemment aussi aux éditions Les Grandes Personnes, Esprit es-tu là ?. De son côté, Dominique Ehrhard est également connu pour son activité de peintre et pour les nombreux jeux de société qu’il a créé.
Il était 343 fois est donc bien un livre pop-up mais toute son originalité réside dans le fait qu’il est également un livre méli-mélo de textes et d’images où sept personnages et leurs histoires sont découpés chacun en trois parties (tête, corps et jambes), laissant chacune dévoiler un délicat pop-up, que l’on peut combiner au bon vouloir de chaque lecteur et de chacune de ses lectures pour former 343 combinaisons possibles.
L’on part ici de personnages emblématiques dans différents registres de contes ou d’histoires pour enfants que sont le chevalier, la fée, le vampire, la danseuse, le flibustier, la princesse et le robot. Au choix du lecteur, l’on peut alors classiquement passer d’un personnage à l’autre et suivre leurs histoires en faisant défiler régulièrement les languettes ou former des combinaisons délirantes mais qui fonctionnent parfaitement dans leur mise en place graphique et dans l’histoire racontant ces nouveaux protagonistes. L’idée bien plaisante est celle d’en faire un livre presque-infini, à lire de façon toujours différente, où l’on peut s’arrêter, fasciné et hilare pendant bien longtemps. L’histoire finalement choisie est créée par le lecteur dans l’assemblage qu’il fait des différentes pièces qui peuvent s’emboîter dans toutes les situations possibles, là étant la prouesse des auteurs. Dans ce livre à concept adapté aux enfants, le jeu prend une grande part dans la lecture très amusante liée à la surprise induite par certaines créations saugrenues au fil des décalages des languettes.
Les illustrations du livre sont faites principalement de formes géométriques simples et sans contours aux aplats de couleurs tranchées sur fond blanc renforçant alors le relief donné par les nombreux pop-up. Cette sobriété et cette finesse donnent à ce livre une grande élégance.
Si l’on est de prime abord attiré ici par les illustrations et les pop-up, le travail sur le texte d’Anne-Florence Lemasson est tout aussi délicat et ciselé. Le texte prend également la forme du méli-mélo où chacune des trois parties d’un personnage se voit attribuer un bout de phrase dont la combinaison totale est une formule expliquant ce qu’il est et fait. Le méli-mélo est ici parfait et tous les textes, enrichis de rimes, fonctionnent ensemble pour former des phrases renforçant l’humour et la surprise à la vue de ces nouveaux hybrides. Il y a un décalage entre des réalités différentes alors que la phrase fonctionne grammaticalement quelle que soit la combinaison choisie par le lecteur. Proche du cadavre exquis, l’on pense ici aux travaux de l’OuLiPo, Ouvroir de Littérature Potentielle, et particulièrement au fascinant livre Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau.
À noter un jeu sur la typographie de certains mots reprenant des caractéristiques des parties de personnages correspondantes, du gothique pour le vampire, délié pour la danseuse ou pixelisé pour le robot.
À l’art soigné et très réfléchi de ce livre-concept s’ajoute la finesse du pop-up dans ce livre malin, drôle et surprenant, minutieux et conceptuel tout en étant immédiatement accessible. La rigueur se marie ici à merveille à la fantaisie dans un dialogue entre texte, image, relief et une forme de hasard guidé par le lecteur qui peut être pris par l’envie de poursuivre les histoires de chaque curieux personnage ainsi créé.